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Comptes rendus

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Michèle Martin

Enjeux et écueils d’une histoire comparatiste des médias

Depuis quelques années, ma recherche porte sur l'histoire comparée des médias sur le plan international. Le comparatisme international, dont on parle en tant que tel au moins depuis Marc Bloch, c'est à dire depuis 1928, sans trop souvent le pratiquer, m'a révélé des enjeux nouveaux quant à la compréhension de l'histoire des médias. Mais cela m'a aussi obligée à faire face à de nouvelles difficultés. Ce sont ces deux points qui constituent une sorte de tension que j'aimerais soulever dans ce débat, car le peu de recherches comparatistes qui existe actuellement, particulièrement en France ( et au Canada, surtout au Québec) où la discipline historique prend parfois des formes auto-centristes, ne répond pas à tous mes questionnements. Mais d'abord, laissez-moi vous informer brièvement de ma recherche actuelle.

Je rédige en ce moment un livre qui s'appellera Images at War : Illustrated Periodicals and the Construction of National Identities, 1870-1871 . Il consiste en une analyse socio-historique de la couverture de la guerre Franco-Prussienne à travers dix périodiques illustrés, quatre anglais (The London Illustrated News, The Graphic, The Illustrated Times, The Penny illustrated Paper), quatre français (L'Illustration, le Monde Illustré, la Presse Illustrée et l'Univers Illustré) et deux canadiens (l'Opinion publique et the Canadian Illustrated News ). Mon travail porte sur la comparaison de la presse illustrée généraliste aux niveaux national et international. Bien que ces hebdomadaires aient avant tout constitué des entreprises commerciales, la presse illustrée du 19e siècle, qui est devenue petit à petit un média de masse en élargissant son assiette sociale et en augmentant parallèlement sa diffusion, représentait cependant davantage qu'un enjeu financier. En effet, les contenus de cette presse étaient construits à partir d'informations sérieuses que les éditeurs utilisaient également comme un moyen de diffuser des idées, autant pour construire une opinion publique que pour éduquer les publics qui les adopteraient.

Dans un tel processus médiatique, le rôle de l'image est essentiel à la transmission d'informations et de connaissances pour des publics impossibles à atteindre par l'écrit, sinon les analphabètes, tout au moins les populations mal à l'aise avec l'écrit, créant ainsi l'opportunité de les éduquer, un terme qui revient souvent dans les éditoriaux. Les messages visuels diffusés sont donc partie prenante de la formation d'une mémoire collective. Anne Marie Thiesse nous affirme que les identités nationales sont constituées à partir d'une liste d'éléments symboliques et matériels qui établissent un modèle auquel les gens se réfèrent. La presse illustrée fait à mon sens partie de ce processus, en publiant et diffusant des images et des textes qui contribuent à la construction de l'identité nationale et en même temps, ce que l'on peu souligné, à la conception de l'inter-national, de la conscience de l'autre, participant ainsi à la formation de formes de solidarité de certains groupes, au détriment de l'existence d'autres groupes. Dans cette optique, le thème de l'identité nationale surgit de façon différente selon l'espace géo-politique à l'intérieur duquel le journal est publié, mais aussi selon que l'illustré promeut l'extension de l'espace bourgeois dans la tradition de la période des Lumières ou une position plus favorable à d'autres couches, jusqu'au prolétariat. En effet, les périodiques illustrés de chacun des pays où ils ont existé s'inséraient dans une structure hiérarchique de classe encouragée par le prix de vente et clairement exprimée dans les éditoriaux des premiers numéros de chaque journal.

Dans cette logique, la guerre Franco-Prussienne de 1870 me permet de montrer que la presse illustrée généraliste du 19e siècle s'inscrivait dans une logique d'identité nationale qui obligeait les éditeurs à développer un agenda politique adapté à leur lectorat, de même qu'à l'idéologie soutenant le périodique pendant cette période de formation et transformation de nations européennes. Ces deux contraintes influençaient non seulement les contenus, mais je crois, même si cela reste à prouver empiriquement, le processus de travail des dessinateurs, des graveurs, etc. L'analyse comparée permet en effet non seulement de mettre les contenus en relief, mais également de dévoiler compétition et coopération entre éditeurs et parmi les travailleurs de l'image.

Là où j'en suis de mon analyse, je pense pouvoir mettre en lumière des enjeux touchant la problématique de l'histoire des médias, et soulever divers écueils, principalement au plan méthodologique. Sur le plan conceptuel, ma recherche a permis jusqu'à maintenant de repérer des jeux de pouvoir impossibles à identifier autrement, de modifier des configurations reçues (préexistantes ???), ce qui amène à remettre en question l'origine jusqu'à maintenant établie de certaines pratiques. Par exemple : une analyse de plusieurs pays européens (Angleterre, France, Allemagne, Italie, etc.) fait découvrir que le fait que l'Angleterre ait été à l'origine de la gravure sur bois journalistique a pendant des années placé ses graveurs en position d'imposer leur connaissance et leur savoir aux autres pays, et parfois même les contenus des gravures. De même, Jean-Pierre Bacot en a déjà parlé dans l'un de ses articles, on se rend compte, en examinant le développement de la presse illustrée de masse anglaise et française que, même si les deux ont débuté à peu près en même temps, c'est la presse anglaise qui a imposé son modèle aux autres pays. Jean Chalaby voudra peut être vous en parler plus longuement pour ce qui touche la presse écrite non illustrée. Donc, l'analyse comparatiste permet de remettre en question des notions qu'on croyait établies et de découvrir des spécificités là où on croyait exister des homogénéités et si homogénéité il y a, d'interroger la diffusion qui l'a construite. Car, ce que je trouve intéressant en histoire comparée, ce sont les renversements d'idées reçues : par exemple, trouver des homogénéités là où on attendait des différenciations, et vice versa.

Cela dit, tout peut-il se comparer ? Comment devrait-on concevoir l'histoire comparatiste ? Comment fonder un territoire pour une histoire comparée des médias ? Quelles en seraient les limites ? Certains éléments d'analyse devraient-ils en être exclus ? Il existe en fait deux approches limites en analyse comparée. La première, c'est la comparaison au plus proche, en utilisant des périodes, des phénomènes semblables. La seconde c'est comparer l'incomparable, c'est à dire des pays, des périodes très différents. Cette dernière approche est souvent rejetée par l'establishment du domaine historique. Jean-Pierre Bacot et moi-même avons utilisé cette approche pour écrire un article à propos de la presse illustré en France et au Québec analysée à des périodes différentes, article qui a été refusé par les quelques revues conventionnelles où nous l'avions soumis. Il a finalement été publié dans une collection dirigée par Michael Palmer.

Sur le plan méthodologique, les écueils sont de taille. J'aimerais souligner quelques-unes des difficultés rencontrées sur le plan du comparatisme international : la localisation des données, l'accès à ces données, les divergences culturelles, sans oublier le coût de la recherche multi-nationale. La localisation des données est souvent difficile. On connaît le cas de l'Allemagne, par exemple, dont un nombre incalculable d'archives a été détruit à la fin de la 2e guerre mondiale. Ursula Koch voudra peut être nous en parler plus tard. D'autres pays n'ont rien perdu, mais ont très peu conservé car il y avait plus urgent que de sauver des documents, comme survivre par exemple. La question se pose ainsi de savoir si ce qui a été conservé peut être utilisé, et si oui comment ? Quand les données sont localisées, il n'est pas toujours facile et même possible pour un étranger d'y accéder, pour diverses raisons. Les démarches sont parfois longues et même onéreuses. Ceci m'amène à parler des coûts de la recherche internationale. Les archives sont rarement transférables pour fins de recherche d'un pays à un autre. Il faut donc payer les frais de voyage et d'hébergement pour une période plus ou moins longue dans un pays étranger. D'autre part, il faut surmonter les divergences culturelles : Comment franchir la barrière de la langue ? Comment aborder des archives inconnues ? Trouver les sources pertinentes et nécessaires ? Quelles précautions faut-il prendre pour interpréter les données recueillies ? Jeremy Popkin vous fera peut être part de son expérience à ce sujet. Engager quelqu'un du pays concerné pour effectuer la recherche pourrait sembler être la solution pour enrayer cette difficulté, mais encore faut-il en avoir les moyens financiers et, dans un cadre universitaire être capable de se faire comprendre correctement par l'assistant de recherche. Malgré tout, ces situations procurent parfois des occasions d'échange d'outils de recherche.

Pour toutes ces raisons, l'histoire comparatiste des médias est peu explorée, soit parce que les chercheurs n'osent pas remettre en question des ‘vérités reçues', soit tout simplement parce que sa réalisation est parsemée de difficultés de tous genres. Alors, dans ces conditions, pourquoi s'acharner à comparer ? Pour ma part, je crois que l'identification et la compréhension d'un événement, pour utiliser le terme de Philip Abrams, se fait à partir de ses frontières avec d'autres événements en recherchant les interactions, les échanges, les confrontations, etc. Comparer permet aussi d'étudier la variation des idées, des pratiques, de leurs expressions dans des groupes divers, des jeux de pouvoirs imbriqués dans le processus de leur transmission et de leur reproduction. L'histoire comparatiste des médias est un domaine passionnant, parce que les enjeux sont importants, évidemment, mais aussi parce que, une fois qu'on a surmonté les écueils méthodologiques, cette approche permet de découvrir des savoirs nouveaux et surtout critiques qui dérangent les idées reçues et les catégories déjà établies. J'espère avoir convaincu quelques-uns d'entre vous de s'y intéresser et, pourquoi pas, j'espère aussi que de cette table ronde pourront sortir des projets de collaboration internationale.

Citer cet article : http://www.histoiredesmedias.com/Enjeux-et-ecueils-d-une-histoire.html