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Compte-rendu de la journée d’étude « Histoire de l’Internet, Internet dans l’histoire » 21 mai 2012 Ina, Centre Pierre Sabbagh
A l’occasion de la sortie en juin 2012 du numéro 18 du Temps des Médias, « Histoire de
l’Internet, Internet dans l’histoire », coordonné par Jérôme Bourdon et Valérie Schafer, le
lundi 21 mai 2012 s’est tenue à l’INA, Centre Pierre Sabbagh (83 rue Patay, 75 013 PARIS),
une après-midi d’étude permettant d’aborder la question des enjeux et sources de l’histoire de
l’Internet.
L’après-midi a été introduite par Jérôme Bourdon (Université de Tel-Aviv et Centre de
Sociologie de l’Innovation de l’Ecole des Mines de Paris).
Il a proposé quatre chantiers autour du thème : « Internet et histoire », en donnant des
exemples tirés des articles du numéro. Premier chantier : faire l’histoire de l’internet
comme d’un média parmi d’autres, ce qui suppose de plaider pour l’historicisation d’un
média qui a déjà , au moins vingt ans (pour le web), et quarante (pour les premières
interconnections d’ordinateur). L’histoire de l’internet réclame des efforts spécifiques,
ainsi la conceptualisation de la notion de réseau (article de Jacques Perriault), utilisée par
les philosophes et les ingénieurs très en amont de l’internet, et aussi la prise en compte du
caractère déjà mythifié d’une histoire largement référencée par les acteurs du réseau, sur le
réseau lui-même (article de Camille Paloque-Bergès). Deuxième chantier, relier l’histoire
à celle des autres médias. Cela permet de relativiser les discours d’accompagnement,
apocalyptique et utopique, mais aussi positifs et utopiques (article de Stenger et Coutant),
qui accompagnent l’internet comme les autres médias. Troisième chantier, faire l’histoire des
médias autrement à cause d’internet. Comme le montre par exemple Janet Abbate, l’internet
contribue à bousculer des catégories acquises, à relier technologie et contenu, ou bien
production et usages, mais aussi la catégorie du « national », ce qui contribue à revenir sur
l’histoire des médias telle qu’elle s’est écrite jusqu’à ce jour. Enfin, il faut relier l’histoire de
l’Internet à l’histoire contemporaine. Pour ne prendre qu’un exemple, l’histoire de la notion
de démocratie (en particulier les notions de généralité et de particularité, ou de redistribution
et de reconnaissance) doit tenir compte du rôle du réseau.
La première table ronde animée par Claire Blandin (Maître de conférences en histoire
contemporaine, Secrétaire de rédaction du Temps des médias, UPEC (CRHEC) et Centre
d’histoire de Sciences Po) a permis de croiser plusieurs approches de l’histoire de l’Internet.
Elles permettent de resituer celle-ci dans l’évolution de la communication sur le temps long
depuis, par exemple, le télégraphe, de faire place aux approches en terme de normes, de
régulation, de gouvernance, de penser les continuités et ruptures introduites par les usages
numériques en réseaux ou encore de regarder cet objet au prisme de l’histoire des techniques
et de l’innovation.
Anne-Claude Ambroise-Rendu (Maître de conférences à l’université de Paris-X- Nanterre, co-rédactrice en chef du Temps des Médias avec Isabelle Veyrat-Masson) a proposé des parallèles stimulants entre les discours portant sur le télégraphe et les réalités de l’Internet actuel. A travers l’exemple de trois articles du Figaro dédiés au télégraphe, datant de la fin du
XIX° siècle, elle a montré à quel point certaines inquiétudes sur les effets de la technologie ne sont pas nées, ils s’en faut, avec l’Internet. Ainsi, l’idée d’une compression du temps et de l’espace créant des pressions nouvelles (par exemple sur les pratiques professionnelles), celles d’une détérioration d’un langage abrégé et standardisé, l’idée d’une perte de l’intimité à cause des outils de communication livrant un surplus d’information, tout cela est déjà présent à propos du télégraphe.
Voir dans le numéro 18 du Temps des Médias la rubrique Passé/Présent d’Anne-Claude Ambroise-Rendu.
Julie Denouël (Maître de conférences en sciences du langage, Praxiling, Université
Montpellier 3 - CNRS) est revenue sur les ambitions de l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé
avec Fabien Granjon « Communiquer à l’ère du numérique, Regards croisés sur la sociologie
des usages ». Cet ouvrage a permis en articulant différentes disciplines de sortir d’une
perspective techno-centrée, portée notamment par le discours des entreprises qui promeuvent
les technologies, qui tend à parler trop vite de changement radical, pour interroger l’épaisseur
sociale, le contexte composite de production et d’usages des technologies. Elle a mis l’accent
sur une méthodologie plurielle, quantitative et qualitative, qui cherche à recueillir des données
empiriques fines. De façon générale, elle a été conduite à rejeter la notion de changement
radical associé à l’introduction des nouvelles technologies. On ne trouve pas trace dans
les enquêtes, ni d’une transformation radicale du langage (Julie Denouël est elle-même
linguiste), ni d’un moi narcissique hypertrophié par l’usage des réseaux sociaux, ni, enfin,
d’un caractère démocratique inhérent à l’usage des réseaux sociaux (en réponse à la question
d’un participant, elle a cité à ce propos une étude sur la révolution égyptienne qui montre son
ancrage dans des pratiques sociales antérieures à l’émergence des réseaux sociaux).
Voir Julie Denouël, Fabien Granjon (dir.), Communiquer à l’ère du numérique, Regards croisés sur la
sociologie des usages, Presses des Mines, 2011, 320 p.
http://www.gameinsociety.com/post/2011/03/15/%5BLivre%5D-Communiquer-à -l’ère-numérique-Regards-
croisés-sur-la-sociologie-des-usages
Benjamin Thierry (PRCE Paris Sorbonne, IUFM de Paris, Centre de Recherche en Histoire
de l’Innovation) a voulu souligner que comme Julie Deouël, il portait la parole d’un travail
collectif, de recherche en histoire de l’innovation sous l’égide de Pascal Griset à Paris 4.
Il a d’abord resitué l’histoire de l’innovation dans l’historiographie et son développement
institutionnel. Dans la lignée des travaux de François Caron, il a expliqué le tournant dans
l’histoire des techniques. Celle-ci a été longtemps internaliste, écrite par des historiens
techniciens pour des lecteurs techniciens. La nouvelle histoire des techniques remet l’internet
dans son contexte social, relativise le rôle des inventeurs. Elle permet de la penser en terme
de Large Technical Systems (voir les travaux de Thomas Hughes), de jeux d’acteurs (refus
de la primauté de l’acteur individuel), de longue durée, de polycentrement et de groupes
impliqués. Il a souligné la place de l’histoire des entreprises, de celle des infrastructures, des
approches culturelles (émergence de cultures de l’écran) dans ces démarches. Il a souligné,
à cet égard, la difficulté pour l’historien « d’accéder à l’usager », et a proposé une histoire
des usages par génération, chaque génération s’appropriant les techniques, d’une façon
largement « transmédia », qui se transfère aux techniques nouvelles.
Voir Benjamin Thierry, « Images d’écran, peut-on faire une histoire visuelle de l’interactivité numérique ? » sur
le site du Lhivic,
http://culturevisuelle.org/blogdoc/archives/77
ANR Resendem coordonnée par le Professeur Pascal Griset (CRHI), Les grands réseaux techniques en
démocratie, http://www.msha.fr/resendem/
L’article de Benjamin Thierry dans le n°18 du Temps des Médias, « ‘Révolution 0.1’, Utilisateurs et
communautés d’utilisateurs au premier âge de l’informatique personnelle et des réseaux grand public (1978-
1990) ».
Cécile Méadel (Professeur au Centre de Sociologie de l’Innovation de l’Ecole des Mines de Paris), qui a travaillé plusieurs années au programme Vox Internet, a analysé les enjeux de la gouvernance de l’Internet. Elle a d’abord souligné que l’idée d’ingouvernabilité de l’Internet a été abandonnée, la question étant plutôt de savoir quel sens donner à la « gouvernance » de l’Internet. Elle a insisté sur l’idée clef (Lessig) de « pluralité normative ». La norme n’est pas seulement inscrite dans la loi mais le résultat d’un arbitrage entre l’architecture technique, la loi, les pratiques, les exigences commerciales. Autre aspect de cette pluralité, par le biais des technologies d’information, il n’y a plus de délégation simple et de plus en plus d’interventions d’utilisateurs qu’il est difficile d’enrégimenter. Elle a montré que les autorités sont plurielles et que leurs objectifs ne sont pas forcément congruents, même au sein des Etats-Unis (ex : TCP/IP vs OSI). En prenant des exemples, ceux de la régulation de Google et des Digital Rights Management, elle a montré la pluralité de normes mises à l’œuvre, et aussi la place de l’architecture technique, qui peut-être une façon de privatiser la loi ou de lui imposer des limites. Elle a cité Mireille Delmas-Marty qui invite à un « pluralisme raisonné », à inventer une gouvernance de l’Internet adaptée à chaque contexte national, voire à chaque configuration locale.
Voir Massit-Folléa Françoise, Méadel Cécile, Monnoyer-Smith Laurence, Normative experience in Internet politics, Foreword Mireille Delmas-Marty, Presses des Mines, 2012.
Eric Brousseau, Meryem Marzouki, Cécile Méadel, Governance, regulation and powers on the Internet, Cambridge University Press, 2012.
Voir dans le n° 18 du Temps des Médias l’article de Françoise Massit-Folléa, « La gouvernance de l’Internet.
Une internationalisation inachevée ».
La deuxième table ronde animée par Valérie Schafer (Chargée de recherche, Institut des
sciences de la communication du CNRS) s’est concentrée sur quelques types de sources que
peuvent convoquer les historiens pour penser l’histoire de l’Internet, qui ne constituent qu’une
partie des sources mobilisables (presse, archives institutionnelles ou associatives, Web, RFCs,
Maps UUCP, etc).
Claude Mussou (Responsable du service du Dépôt Légal du web dans la Direction des
collections à l’Ina) et Jérôme Thièvre (Ingénieur R&D au service du Dépôt Légal du
web dans la Direction des collections à l’Ina) ont fait une présentation des enjeux de la
conservation du Web depuis l’initiative d’Internet Archive en 1996, dont le dépôt légal est
partagé entre l’INA et la BnF depuis 2006, des missions respectives de ces deux institutions,
des modalités de collecte, de stockage, du périmètre de capture et de conservation, des
réussites et difficultés inhérentes à la conservation de contenus interactifs et non d’un média
de flux.
https://institut.ina.fr/institut/statut-missions/depot-legal-radio-tele-et-web
Louise Merzeau (Maître de conférences HDR en Sciences de l’information et de la
communication à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense), a fait une synthèse des
principales problématiques qui ont émergé lors des trois ans d’ateliers sur le Dépôt Légal du Web menés depuis 2009. Son intervention a repris et systématisé les enjeux de l’archivage du Web pour les historiens mais aussi les conservateurs, les professionnels et chercheurs d’autres disciplines intéressés. Son intervention s’est organisée en 3 axes : Archiver le Web ; Recherche et Web archivé ; Stocks et flux. Périmètre, édition, métadonnées, écologie et architecture du Web, interfaçage, fragmentation, autant de notions qui ont été utilisées par Louise Merzeau, témoignant de l’importance d’engager un dialogue pluri-acteurs pour comprendre les questionnements méthodologiques, épistémologiques et disciplinaires que peuvent introduire ses sources.
Voir le blog de l’atelier du DL Web http://atelier-dlweb.fr/blog/
La présentation de Louise Merzeau est accessible sur le site Prezi :
http://prezi.com/s4ftpmd52cj8/ateliers-dlweb/
Alexandre Hocquet (Professeur des Universités, Université de Lorraine, Centre Alexandre
Koyré) a présenté le corpus sur lequel il travaille : une mailing-list née aux Etats-Unis en
1991, dédiée aux échanges autour de la chimie computationnelle. Il s’agit d’une discipline
déjà ancienne qui utilise les ordinateurs pour les besoins de la chimie. Cette discipline a
basculé le jour où les ordinateurs sont arrivés dans les laboratoires : les utilisateurs se sont
dissociés des concepteurs de programme, une communauté spécifiques est née, qui débat
de l’usage des logiciels. L’analyse d’Alexandre Hocquet a montré combien la mailing
list qu’il analyse est une source originale pour l’historien de la chimie, des sciences en
général ou encore pour l’historien des techniques, de l’internet ou des logiciels. Elle permet
d’analyser de façon neuve comment les pratiques scientifiques nouvelles sont intimement
liées à l’usage de la technologie. Alexandre Hocquet a analysé les dialogues entre chercheurs
mais aussi ceux qu’ils engagent avec les développeurs de logiciels appartenant au secteur
privé. Il a étudié comment les controverses sur la mailing list touchent à des débats
scientifiques « classiques » mais aussi au statut des logiciels (libre, ouvert, etc…). Il a proposé
un certain nombre de chantiers, parmi lesquels l’étude des thèmes de discussion, l’analyse
des réseaux sociaux qui émergent au sein de la liste, ses modes de régulation (rôle du
modérateur, réapparition de nouvelles hiérarchies malgré le caractère relativement informel
de la communication).
Enregistrement audio et diapositives de l’intervention disponibles en page d’accueil de :
http://hocquet.eeigm.eu/
Ignacio Siles (Doctorant, Northwestern University) a quant à lui présenté sa démarche d’étude
du développement des blogs en France et aux Etats-Unis depuis les années 1990. Ce travail de
thèse en voie d’achèvement est intéressant par sa dimension comparative, les questionnements
méthodologiques qu’Ignacio Siles a dû résoudre et son souci de dépasser une simple histoire
des contenus pour également étudier les évolutions techniques mais aussi culturelles et
sociales qui se lisent au travers de ces blogs. Il a ainsi pu interroger la constitution d’un
public, distinguer les bloggers pionniers, versés dans l’informatique d’une autre génération
de contributeurs, les diaristes, plus néophytes dans l’informatique, parmi lesquels les femmes
sont davantage représentées.
http://isiles.org/?page_id=15
Siles, I. (Forthcoming). The rise of blogging : Articulation as a dynamic of technological stabilization. New
Media & Society. http://isiles.org/wp-content/uploads/2010/10/Siles_NMS_2012_web.pdf
Dans sa conférence de conclusion, « L’historien et Internet », Philippe Rygiel (Maitre
de conférences, Paris 1), a commencé par rappeler que la prise de conscience chez les
historiens, de la place du numérique et de l’internet est récente, comme en témoigne la
prolifération de numéros spéciaux de revues sur ce thème. La communauté des historiens
s’est senti protégée car, à l’exception des historiens du très contemporain, le matériau n’est
pas numérique ou le devient par transformation. Il s’est appuyé sur de nombreux exemples
récents de numérisation et de traitements depuis une quinzaine d’années (projet Alpage,
Gallica, ou l’Equipex Matrice). Son intervention a permis de poser des enjeux qui dépassent
les pratiques des seuls historiens de l’Internet pour s’intéresser à la communauté historienne
en général : les questions des grands corpus textuels et de leur traitement, de la chaîne de
savoir, de la rétro-numérisation, de la structuration des corpus numériques, engagent à penser
de nouvelles possibilités de traitement et d’indexation des données, de collaboration entre
historiens et informaticiens car l’historien ne peut plus travailler seul face à ses cartons
d’archives. Si tous les historiens ne deviendront pas informaticiens, il est indispensable de
disposer d’intermédiaires qui comprennent les enjeux de la saisie partiellement automatisée
d’un corpus de cadastres anciens, de la production des bases de données en fonction des
questionnements spécifiques d’historiens, de la structuration de corpus, d’algorithmes, etc.,
adaptés aux questions posées.
Voir Philippe Rygiel, « Les sources de l’historien à l’heure d’Internet », in L’historien et « ses » « sources » : Journée d’études de l’École doctorale organisée par Joseph Morsel, Hypothèses 2003/1, 366 p. http://www.cairn.info/revue-hypotheses-2003-1-page-341.htm
Philippe Rygiel, « Ecriture de l’histoire et réseaux numériques », in Eric Guichard (dir.), Regards croisés sur l’Internet, Presses de l’Enssib, 2011, pp. 101-120.
Compte-rendu de Jérôme Bourdon et Valérie Schafer.