01 - Interdits. Tabous, transgressions, censures
Propos recueillis par Isabelle Veyrat-Masson
Censure, autocensure : maladies des médias ? Entretien avec Michel Polac
Le Temps des médias n°1, automne 2003, p.213-222.- Comment définiriez-vous la censure ?
- Pourquoi, Artaud avait-il été censuré ?
- Il s'agissait alors surtout de pressions…
- À votre avis, le gouvernement était-il alors en phase avec l'opinion publique ?
- Quels étaient les principaux sujets d'interdiction ?
- Quel était votre statut à la radio puis à la télévision ?
- Quelle a été votre toute première émission de télévision ?
- L'émission s'appelait Bibliothèque de poche ?
- C'était la seule raison ?
- Qui prend la décision d'arrêter telle ou telle émission ?
- Ensuite vous faîtes tout de même Post Scriptum ?
- Mais n'y avait-il pas une apologie de l'inceste dans cette émission ?
- Vous avez dit que l'interdiction de cette émission sur l'inceste fut le prétexte à l'interdiction car « la suivante prévue sur le féminisme et l'avortement faisait encore plus peur » . Quelle était cette peur ?
- Avant d'arrêter Post Scriptum, on vous a cependant proposé de rendre mensuelle une émission jusque-là hebdomadaire ?
- Est-ce que le « grand public » de la télévision était en accord avec cette frilosité générale ?
- Quel est le rôle de la provocation ? N'y a-t-il pas chez vous un plaisir particulier à frôler la censure ?
- …et récurrent ?
- Éprouve-t-on un plaisir particulier à tirer la barbichette du censeur ?
- En 1981, André Harris fait appel à vous. Vous êtes rappelé comme symbole de la nouvelle télévision, celle de la gauche au pouvoir…
- C'est vous qui lui avez présenté un projet ?
- Vous aviez des relations particulières avec la gauche ?
- Lorsque vous commencez Droit de réponse, avez-vous le désir de dénoncer…
- Qu'est-ce qui vous conférait cette force ?
- Est ce que les pétroles du Gabon ont été nationalisés ?
- Parmi les différents « prétextes » à la censure : la politique, l'économique, l'audience, les mœurs, lesquels vous semblent les plus puissants
Pour un numéro sur « Interdits », il nous a paru légitime de rencontrer Michel Polac, dont la longue carrière dans l’audiovisuel fut marquée à plusieurs reprises par son audace retentissante, mais aussi par la répression dont il fut victime. Né en 1930, il commence sa carrière à la radio en 1951 dans Entrée des auteurs. En 1954, il crée avec François-Régis Bastide, Le Masque et la Plume. Il entre à la télévision en 1966. Ses sujets de prédilection appartiennent au domaine culturel mais, à partir de mai 1968, les questions sociales et politiques le passionnent également : il les aborde avec fougue et subjectivité à travers des fictions et de grands débats télévisés.

Comment définiriez-vous la censure [*] ?
La censure, une interdiction qui vient de la direction, elle-même saisie par le gouvernement ou par un ministre, ou alors, cas plus compliqué, par un groupe financier qui a des moyens de pression sur une radio ou une télévision ; situation finalement plus rare qu'on ne le croit. Car le mécanisme est plus subtil que cela. L'audiovisuel a connu des cas de censure violente, j'en ai vécu moi-même quelques-uns, j'en ai même été victime une fois ou deux. Mais ce qui est beaucoup plus grave, c'est l'autocensure, c'est-à -dire la peur de déplaire aux pouvoirs, à son chef de service, au ministre ou à je ne sais qui. J'en ai connu des exemples innombrables, quasi quotidiens. C'est la maladie des médias et surtout de l'audiovisuel. Dans les journaux, les rôles sont mieux définis à l'avance : on connaît les sujets a priori tabous, qui tiennent à la ligne du journal. Dans l'audiovisuel, en revanche, tout reste beaucoup plus vague. Chaque émission peut être touchée ; c'est ce qui fait le « charme » de l'audiovisuel !
Ma première expérience de la censure date de 1948, alors que je travaillais à la radio, au Club d'essai. Une émission d'Artaud (l'année de sa mort), absolument terrifiante, magnifique, a été interdite. Cela a fait scandale, mais dans un milieu assez restreint : c'était Artaud, et il n'était pas très connu. J'ai réagi personnellement. Je lui ai consacré ma première émission à la télévision, à 18-19 ans, pour protester contre la censure qu'il avait subie.
Pourquoi, Artaud avait-il été censuré ?
Le texte qu'il lisait, Le jugement de Dieu avait été jugé blasphématoire et obscène, parce qu'il parlait de merde, de Dieu, de sperme. C'était un grand délire poétique qu'il proférait en hurlant. Les gens qui l'admirent terriblement disent que Artaud n'était pas fou, mais tout de même… L'émission était intéressante. Sous forme de monologue, elle posait justement la question de la folie, du génie poétique et de l'interprétation. Interdite pendant des années, elle n'est sortie en disque que dans les années 1980.
La radio avait alors un impact considérable. Le Club d'essai, que seuls les auditeurs parisiens pouvaient recevoir, était un espace extrêmement libre, dirigé par un poète, Jean Tardieu. Nous dépendions de la RTF ; mais nous étions à l'écart, dans un hôtel particulier, rue de l'Université. Tardieu était le patron idéal. Il nous laissait faire tout ce que nous voulions. Pourtant, il y avait chez nous une certaine autocensure ; à part l'aventure Artaud, on n'aurait pas eu l'idée de proposer un texte érotique, je ne veux même pas dire pornographique. On n'y pensait même pas. Nous avions intériorisé nos droits. À la même époque, certaines revues littéraires publiaient des textes osés, mais on ne l'imaginait pas en radio. J'étais particulièrement jeune ; mais les gens plus âgés que moi n'ont pas pris de risques non plus. Je n'ai pas entendu parler d'un sujet refusé, d'un texte écarté, jamais.
Là où j'ai commencé à connaître la censure, c'est lorsque la guerre d'Algérie a commencé. Le ministère des Armées intervenait sous prétexte d'« atteinte au moral de l'armée », à la « dignité » de l'armée, à « l'honneur » de l'armée… Nous n'avions pas d'avertissement, mais de simples remarques de notre directeur. Il faisait savoir à la direction – pas au Club d'essai – qu'il avait reçu une lettre du ministère des Armées pour telle ou telle raison. Mais ça ne dépassait pas l'écho amusé de notre patron, Paul Gilson.
Il s'agissait alors surtout de pressions…
Oui, mais il faut signaler une exception de taille qui concerne cette époque de la guerre d'Algérie. J'ai travaillé un tout petit moment à Europe n° 1, et j'ai assumé, avec Jacques Florent, la nuit des barricades à Alger. On recevait des documents, on les montait, on les diffusait au fur et à mesure, le soir et toute la nuit ; sans la moindre censure. Nous faisions tout ce que nous voulions. Les réactions sont venues plus tard : on n'a plus fait appel à moi…
À la télé, s'agissant de la guerre d'Algérie, la censure était beaucoup plus forte. À Cinq Colonnes à la une, les pressions s'exerçaient sur Lazareff, Desgraupes et Dumayet. Certains sujets n'étaient pas abordés. D'ailleurs, la guerre d'Algérie a été très mal traitée à la télévision. Les problèmes étaient escamotés. J'ai vécu cela de l'intérieur, à une époque où je débutais à la télévision. Une fois, on m'a demandé pour Cinq Colonnes à la Une – c'était assez tardif, aux alentours de 68 – de faire un sujet sur les premiers hippies à Goa. Or, la direction de l'époque a interdit que nous traitions ce sujet parce qu'il touchait forcément au haschisch, à la drogue. Nous avions déjà nos billets ; nous avions même été vaccinés ! Cette histoire témoigne d'un durcissement moral. Il ne fallait surtout pas faire de la publicité à des mœurs qui allaient corrompre la jeunesse. Mais la télévision a connu une censure beaucoup plus rude dans d'autres occasions.
À votre avis, le gouvernement était-il alors en phase avec l'opinion publique ?
Non, non, on avait très souvent conscience qu'ils étaient en retard sur l'évolution des mœurs. Il ne faut pas oublier que le grand cas de censure de l'époque, c'est la mise à la porte d'une speakerine qui avait porté une jupe trop courte [1]. On avait vu ses genoux ! Ce qui allait devenir banal un an ou deux après. Elle a été renvoyée parce qu'elle était un peu en avance… C'est hallucinant !
Quels étaient les principaux sujets d'interdiction ?
La guerre d'Indochine, la guerre d'Algérie, et tout ce qui pouvait toucher à la sexualité dans les mœurs. Jusqu'en 1958, la censure s'exerçait surtout à propos de la guerre d'Algérie. Avec De Gaulle, elle s'est étendue aux mœurs. Et puis, avec Peyrefitte, ce furent des interventions permanentes. Sur la politique surtout. Moi, je n'étais pas à l'Actualité. Je ne travaillais que dans le culturel et là , nous n'étions pas gênés. Mais, pour ceux qui travaillaient à l'Information, un contrôle constant s'exerçait sur tout ce qui pouvait favoriser l'opposition ou lui donner trop de place.
Quel était votre statut à la radio puis à la télévision ?
J'ai toujours gardé le même statut, l'équivalent de pigiste dans la presse, ce qu'on a appelé ensuite un intermittent du spectacle, comme un comédien au cachet. Je n'avais pas de contrat. Je suis devenu réalisateur plus tard. À la radio, j'étais producteur-animateur. Je suis ensuite devenu réalisateur, quand j'ai commencé à faire des petits sujets, pour Dim-Dam-Dom, puis dans mes propres émissions littéraires à la télé. Je suis passé réalisateur complet, de fiction, après avoir fait mon premier long métrage, en 1969. Après 1968, la censure a commencé à agir. Mon premier film n'a pas eu de problèmes. Mais mon deuxième film, réalisé pour la télé, Demain la fin du monde, a eu des démêlés insensés. Il a été censuré alors que ce n'était pas un film directement politique. Il s'agissait de l'histoire d'un bourgeois classique qui, brusquement, craquait et abandonnait tout, sa famille, sa vie, son métier, pour devenir clochard dans les rues de Paris. Ils ont cherché des prétextes pour me censurer. Mais j'ai trouvé des défenseurs à la télé. Ils m'ont alors demandé deux coupures en espérant que je refuse ; mais j'ai biaisé jusqu'au dernier jour en prétendant avoir coupé. En réalité je n'ai écarté que quelques images. Ils m'ont fait tomber deux mois après…
Il y avait une scène où mon personnage était au lit avec une fille. Il a fallu tout d'abord couper le plan où l'on apercevait un bout de sein de la fille. Dans son délire, le personnage pensait qu'on les regardait. Pour ne pas avoir d'ennui avec la censure, au cas où des imbéciles ne comprennent pas, la fille se levait, ouvrait la fenêtre et on voyait qu'ils étaient au quatrième étage. Elle lui disait « mais écoute, tu rêves… ». Et bien notre PDG de l'époque m'a dit : « Monsieur, on ne montre pas des voyeurs à la télévision française ! ». Cet exemple est tout de même assez fabuleux !
Il y avait aussi une très forte censure sur le vocabulaire : on n'aurait jamais dit à l'époque « quel con ! ». Mais c'était surtout une autocensure. En fait, la direction n'avait pas tellement à intervenir parce qu'on était sage. La pression sociale suffisait : elle faisait qu'à la radio et à la télé, certaines choses ne se disaient pas ou ne se montraient pas.
Après 68, tout a basculé, parce qu'on a commencé à se révolter beaucoup plus directement ; c'est pourquoi bien des gens ont été renvoyés. Bref, je crois que mon incident avec Demain la fin du monde est typique, d'un côté d'un durcissement, de l'autre de notre volonté de casser un peu le système.
Quelle a été votre toute première émission de télévision ?
Ce fut Dim Dam Dom avec Daisy de Galard. Pour moi, ce devait être une sorte de Cinq Colonnes à la Une féminin et, pour Daisy de Galard, l'équivalent d'un journal féminin du type Elle, dont était la rédactrice en chef. Il y a donc eu divergences entre nous sur la conduite de cette émission. Je me suis pourtant beaucoup amusé à la faire pendant un an : dans l'esprit de Daisy de Galard. Mais on était de plus en plus loin de Cinq colonnes. Alors je suis parti. Assez vite, le nouveau directeur m'a alors donné une autre émission, parce qu'il pensait que j'étais protégé. Daisy de Galard avait, en effet, obtenu cette émission grâce à Olivier Guichard qu'elle épousa plus tard : situation très typique des mœurs de l'époque, des difficultés des femmes à s'imposer à la télévision, mais aussi des protections gouvernementales, souvent nécessaires pour produire des émissions. J'ai profité d'un quiproquo.
L'émission s'appelait Bibliothèque de poche ?
Oui, et cette émission a été arrêtée brutalement en 68, parce que je l'avais fait évoluer vers des sujets plus audacieux. Au début, c'était une émission de culture populaire. Bibliothèque de poche abordait les livres que l'on trouvait alors en livres de poche, Balzac, Stendhal, etc. Et puis, peu à peu, j'ai réalisé des numéros spéciaux sur Henry Miller, Gombrowicz, Céline. Cela a commencé à déplaire assez sensiblement. Et puis j'ai franchi un autre pas en faisant des lectures d'hommes politiques. La direction m'a demandé sur quels noms je voulais travailler. On est tombé d'accord sur deux de l'opposition, deux de la majorité : Olivier Guichard et Edgar Faure pour la majorité, Jacques Duclos et François Mitterrand pour l'opposition. Or, Mitterrand était à l'époque interdit de télévision (il l'était d'ailleurs aussi un peu avant). Ils m'ont laissé faire. Mais ils ont supprimé l'émission dès la rentrée suivante… Cette histoire est typique de la télévision.
C'était la seule raison ?
La principale raison, en tout cas. Mais il est vrai que la coloration générale que je donnais à l'émission ne plaisait pas : en 1968, membre de l'Intersyndicale, j'avais perdu mon statut de bon jeune homme de la télé. J'avais fait aussi un film qui avait plu et contribué à changer mon image.
Qui prend la décision d'arrêter telle ou telle émission ?
Là , c'était le directeur général de l'ORTF, nommé en juin 1968, Jean-Jacques de Bresson, ancien procureur, membre du Comité central du parti gaulliste. Il avait été choisi pour faire le ménage. Il décidait tout seul.
Ensuite vous faîtes tout de même Post Scriptum ?
Oui, c'est toujours pareil, il y a un côté paternaliste à la télévision. On trouve toujours des gens qui vous aiment bien. Ce n'est pas antipathique, finalement. Ainsi, Caroline Rueff (fille de Jacques Rueff), une collaboratrice de la chaîne, m'a défendu chaudement. Elle s'est battue pour moi, et m'a décroché une émission qui est devenue Post Scriptum. Elle passait à 11h du soir, n'avait pas de budget. C'était un petit café littéraire. Je lui ai imprimé une tournure assez contestataire, du genre de Droit de Réponse, en invitant des étudiants. Les sujets traités étaient assez audacieux pour l'époque : j'ai bien dit pour l'époque, parce qu'aujourd'hui elle n'aurait aucun effet… Je suis « tombé » au bout de six mois. Monsieur de Bresson ne supportait pas que je reçoive des étudiants et des écrivains qui, parfois, n'avaient pas leur langue dans leur poche.
J'ai fait une émission à propos de l'inceste autour du film Le souffle au cœur, avec Louis Malle, Alberto Moravia et le professeur Grassé, un biologiste très anti-darwinien qui a été absolument choqué que l'on fasse allusion à l'inceste d'une manière aussi humoristique. En effet, Moravia racontait des tas d'histoires d'inceste chez des paysans et cela faisait beaucoup rire sur le plateau ! Pour Moravia et Louis Malle, l'inceste n'était pas un drame. Grassé, qui faisait partie d'un Comité, s'est plaint et l'émission a été interdite, immédiatement suspendue. [2]
Mais n'y avait-il pas une apologie de l'inceste dans cette émission ?
Non, absolument pas. Mais il apparaissait, dans l'esprit post-soixante-huitard que l'inceste n'est jamais qu'une convention de certaines sociétés. C'était le sujet du film, puisque dans celui-ci la mère finit par faire l'amour avec son fils et ça se passe dans la joie. Avec le recul, je dirais que cela faisait vraiment partie des folies post-soixante-huitardes. On s'est aperçu depuis que l'inceste n'était pas anodin. Avec le recul, je pense qu'il y avait matière à scandale, mais pas dans la forme. Ce qui s'y disait n'était pas grave. J'ai revu l'émission : elle est amusante, absolument pas provocatrice, sans prêchi-prêcha pour l'inceste, pas une seconde. Il n'y a rien de malsain. Elle est anodine.
Vous avez dit que l'interdiction de cette émission sur l'inceste fut le prétexte à l'interdiction car « la suivante prévue sur le féminisme et l'avortement faisait encore plus peur » [3]. Quelle était cette peur ?
Ils ne l'auraient pas supprimé aussi vite. Mais ils ont su que j'avais prévu d'inviter Delphine Seyrig qui était au cœur de la lutte des femmes et du mouvement pour l'avortement. Ils se sont donc dépêchés de supprimer l'émission avant qu'on ait pu parler de ces sujets. Elle était pourtant programmée, et c'est sur le plateau même de l'émission que j'ai dû annoncer son arrêt à Delphine Seyrig et aux autres invités.
À cette époque, les conservateurs s'opposaient à l'évolution des mœurs car, pour eux, changer les mœurs signifiait changer les rapports politiques, et, du coup, favoriser la gauche. Il y avait également un anticommunisme violent. Situation paradoxale, car il n'y avait pas plus conservateurs que les communistes ! Avec 68, les conservateurs s'étaient rendus compte de leur fragilité. Ils ont eu peur des images, peur de la jeunesse. De mon côté, je n'ai jamais fait venir de militants. Mon intérêt était culturel.
Avant d'arrêter Post Scriptum, on vous a cependant proposé de rendre mensuelle une émission jusque-là hebdomadaire ?
Voilà comment cela s'est passé. C'était très typique, et la France est sur ce terrain très subtile. Le PDG a décidé d'arrêter complètement l'émission. Le ministre de la Culture, Jacques Duhamel, qui passait pour un libéral, a tout de même été averti. Il a demandé qu'on la conserve une fois par mois. J'ai refusé parce que, matériellement, cette solution était inacceptable. Il fallait que je paie mon mon équipe. Pour qu'elle gagne un mois normal, il était nécessaire qu'elle travaille chaque semaine. Mes collaborateurs étaient payés à l'émission, comme moi. De plus on savait que ce type d'émission ne marcherait pas mensuellement. C'est une question d'accroche…
Est-ce que le « grand public » de la télévision était en accord avec cette frilosité générale ?
Non, je ne pense pas. Mais, à cette époque, après 68, de Gaulle considérait que la télé était son outil de travail, qu'elle était à son service. C'est lui qui a donné cette habitude de censure et d'autocensure. Alain Peyrefitte était chargé de transmettre ses ordres. Rien ne se faisait sans passer par le cabinet de Peyrefitte. Même pour le premier numéro de Dim Dam Dom, on a fait une projection devant Peyrefitte, Guichard, bien sûr, et le directeur de l'époque, Contamine, un homme terriblement répressif.
Quel est le rôle de la provocation ? N'y a-t-il pas chez vous un plaisir particulier à frôler la censure ?
Sur ce plan, ma méthode était assez particulière. Parce que c'est conscient…
…et récurrent ?
Et récurrent ! La provocation est d'abord dans mon caractère. Je n'aime pas refaire deux fois la même chose, il faut surprendre chaque fois. Pour surprendre, il faut provoquer. C'est une technique. Mais il est un autre aspect, important pour une émission de débat : psychologiquement, il faut désarçonner les gens qu'on interroge. S'ils viennent avec leur discours préparé, cela n'a aucun intérêt. Il faut donc les surprendre pour que leur réponse soit elle-même surprenante, et qu'ils dévoilent quelque chose. C'est une sorte de dévoilement de la vérité. On voit tout à coup sur un visage une surprise, une peur, l'angoisse d'une réponse dangereuse. Il faut préparer des questions d'une certaine façon et provoquer en confrontant des gens qui ne s'attendent pas à être mis en face de l'autre. C'est pourquoi, quand j'ai repris la formule de Post Scriptum en faisant Droit de réponse, j'ai ajouté des invités ; c'était une technique pour provoquer. Il y avait quelqu'un dans la salle dont l'invité principal ignorait tout et, brusquement, il l'entendait lui dire quelque chose qui le désarçonnait.
J'ai presque eu honte de faire ainsi souffrir certains intervenants. C'est pénible parfois de jouer les procureurs.
Éprouve-t-on un plaisir particulier à tirer la barbichette du censeur ?
Oui, mais j'avais surtout le sentiment du devoir à accomplir. Ce n'était pas un plaisir gratuit. Je ne m'en prenais pas aux gens, mais à une profession, à une administration : l'administration pénitentiaire, la DASS, par exemple, qui avait un système d'adoption ridicule, les notaires, les syndics de faillite… Ou alors – exceptionnellement comme l'émission sur Robert Hersant – parce qu'il avait voulu s'y prêter.
J'avais le naà ¯f espoir que cela changerait quelque chose. J'ai toujours espéré changer les choses.
En 1981, André Harris fait appel à vous. Vous êtes rappelé comme symbole de la nouvelle télévision, celle de la gauche au pouvoir…
Oui, encore qu'ils sont arrivés au pouvoir en mai et, pendant toute la période d'été où ils ont nommé de nouveaux patrons, créé de nouvelles émissions et fait des tas de projets, personne ne m'a contacté. Je n'ai jamais été inscrit à un parti ; j'étais totalement indépendant. C'est Harris, pour qui j'avais travaillé à Zoom et à 16 millions de jeunes qui a pensé à m'appeler. Nous étions déjà à la mi-septembre, et les programmes étaient bien avancés. Toutes les autres chaînes avaient commencé leurs projets et je pensais ne rien avoir. J'avais un film en préparation (à l'époque je faisais des téléfilms). à ‡a a été un miracle que Harris pense à moi.
C'est vous qui lui avez présenté un projet ?
Non, mais je me disais tout de même qu'ils auraient pu songer à moi comme symbole du retour à une télé plus libre. Et ça s'est fait finalement.
Harris ne m'a jamais dit avec qui il avait discuté de mon retour : Mitterrand ? Mauroy ? Je n'ai jamais su si c'était de sa propre initiative.
Vous aviez des relations particulières avec la gauche ?
Aucune. J'étais totalement apolitique. J'ai été un peu libertaire, gauchiste tout de suite après 1968, mais plus culturellement que politiquement. J'ai fondé un groupe d'action intersyndicale en 1968 qui s'est transformé en syndicat CFDT des producteurs. Mais je ne m'y suis pas inscrit. Le syndicalisme n'était pas pour moi.
Lorsque vous commencez Droit de réponse, avez-vous le désir de dénoncer…
Non, pas du tout. C'était plutôt la reprise de Post-Scriptum, une émission culturelle avant tout.
L'évolution est venue d'un livre dont le thème était la violence. Et, à partir de là , on a abordé des questions plus politiques. C'est assez curieux, tout s'est passé au cours de la préparation. Je suis assez pragmatique, et je me suis dit : « on va voir ». J'ai senti l'air du temps. Mais on a gardé beaucoup de culturel pendant 6 ou 7 émissions. Peu à peu, on a vu ce qui accrochait. Or, à 20 h 30, une émission purement culturelle n'attirerait pas le public. Je me suis pris au jeu parce que j'ai vu très vite le nombre d'affaires que personne n'osait traiter, le poids de la censure que je ne soupçonnais pas moi-même. Je faisais partie de ces gens de l'audiovisuel tellement intégrés qu'ils ne voyaient pas ce qui était caché. Par exemple, quand je faisais Bibliothèque de poche, j'avais proposé de faire un sujet sur l'architecture. Il avait été refusé parce qu'il y avait des enjeux, l'immobilier, les scandales… Ils ne voulaient pas.
À Droit de réponse, j'ai donc fait une émission sur l' « architecture ». Et là , j'ai recueilli des témoignages insensés, expliquant que, pour travailler, il fallait absolument être inscrit dans un parti. J'ai découvert aussi le problème des caisses noires. Tout cela est sorti. J'ai réalisé à quel point ces questions étaient étouffées et n'étaient jamais traitées à la télévision. Cela m'a explosé à la figure. Mais je n'ai pas eu de censure. Le premier cas de censure, c'est quand j'ai voulu faire une émission sur l'espionnage et les agents secrets. Le responsable du service dont je dépendais est venu me voir de la part du PDG pour me dire qu'il m'était interdit de faire ce sujet. Je lui ai dit qu'il pouvait dire « merde » au patron, qu'on ne m'avait jamais interdit quoi que ce soit, que ce n'était pas aujourd'hui que j'allais commencer… Du coup, ils se sont tus. Mais je n'ai pas fait cette émission pour d'autres raisons.
Il fallait réagir de telle façon qu'ils n'oseraient aller au-delà , tout de suite leur faire comprendre qu'il n'était pas question de me laisser imposer des choix, un type d'émission ou de m'interdire de faire quelque chose. Je n'ai donc pas eu beaucoup de problèmes de censure. Il ne faut pas entrer dans l'engrenage de la discussion. Nous avons conçu une émission sur la Roumanie avec des dissidents – c'était l'époque du « parapluie bulgare ». Or, les dissidents étaient très menacés. Nous avons reçu un coup de téléphone de Claude Cheysson nous prévenant que Ceaucescu devait venir la semaine prochaine et que ce n'était pas le moment de passer cette émission. Il demandait seulement qu'on la retarde. On lui a dit que l'émission était déjà programmée dans les journaux, que les dissidents allaient faire du grabuge. Il a accepté. L'émission s'est faite. En représailles, la Roumanie a refusé de signer un contrat de 5 milliards avec Citroà « n.
Qu'est-ce qui vous conférait cette force ?
Un succès énorme. Nous étions protégés par nos millions de téléspectateurs. On a eu un autre problème avec le dictateur du Gabon. Un livre contre lui venait de sortir. Roland Dumas (alors ministre des Affaires étrangères) nous a fait dire qu'il menaçait de nationaliser les pétroles du Gabon si on en parlait. On a trouvé cela un peu lourd. C'est la seule fois où je suis intervenu auprès de la revue de presse : j'ai expliqué au journaliste que si l'on citait l'assassinat de l'amant de Madame Bongo, il y aurait des conséquences terribles. Je leur ai demandé de ne pas parler de cet épisode. Ils ont tous accepté. Mais un journaliste arrivé en retard, et n'ayant pas entendu mes recommandations, en a parlé !
Est ce que les pétroles du Gabon ont été nationalisés ?
Non, pas du tout.
Parmi les différents « prétextes » à la censure : la politique, l'économique, l'audience, les mœurs, lesquels vous semblent les plus puissants
C'est très difficile à dire. Pour ce qui concerne les mœurs, la France n'a pas suivi la dérive anglo-américaine : la prudence a toujours prévalu. Faire une émission sur Mazarine Pingeot ne m'intéressait pas du tout. On ne parle pas des amants ou des maîtresses…
La plus grosse censure est tout de même d'ordre économique. Quand Bouygues a été nommé, j'ai dit à le Lay que s'ils me laissaient traiter les sujets comme avant, cela ne me gênait pas d'avoir un patron du privé. Il m'a dit : « vous êtes libre ». Je lui ai alors demandé, un brin provocateur, « et si je traite un sujet qui concerne le bâtiment, vous me laisserez faire ? ». « Oui, oui, absolument » m'a-t-il répondu. Le premier sujet de la rentrée fut forcément le pont de l'île de Ré, sujet qui m'avait d'ailleurs été proposé par Cousteau, qui s'est « dégonflé » et n'est pas venu à l'émission. Bouygues m'a laissé faire : il a même voulu m'aider. Il m'avait offert un contrat royal. Moyennant quoi, il s'est dit qu'au prix où il me payait, je n'allais pas me rebeller contre lui… Je ne me suis pas rebellé, mais j'ai laissé parler. Il était furieux. Il a supprimé l'émission avant de me licencier. Ce qui était un cas très nouveau : un patron de chaîne privée interdisant puis licenciant quelqu'un pour le traitement d'un sujet qu'il avait lui-même autorisé ! J'ai fait un grand battage, partout, même très loin (en Allemagne) pendant des mois, et j'ai expliqué combien cet exemple était typique des conséquences de la privatisation de l'audiovisuel. Le dessin de Wiaz [4] était un prétexte. La vraie raison est ailleurs : j'avais évoqué la construction du pont par Bouygues ; un pont sans permis de construire. J'avais montré qu'il était tout puissant, qu'il faisait ce qu'il voulait.
Les radios privées ont toujours ces problèmes-là . Aujourd'hui encore, on n'attaque pas non plus Hachette-Lagardère sur les radios qui leur appartiennent.
[*] Propos recueillis le 28 mai 2003.
[1] Noà « lle Noblecourt (1964).
[2] mai 1971.
[3] « Littérature et télévision », Cinémaction, mai 1996.
[4] Un dessin de Wiaz, passé à l'antenne pendant le débat (comme c'était la tradition à Droit de réponse), montrant Bouygues, avec la légende « Une maison de maçon, un pont de maçon, une télé de “m…†», qui justifia officiellement l'arrêt de l'émission le 19 septembre 1987.