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Comptes rendus

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Jeremy D. Popkin, professor of history, University of Kentucky

A quoi peut-on comparer la presse d’ancien régime ?

Vers le début de ma carrière, j'avais commencé une étude comparée de la presse française et de la presse allemande du dix-huitième siècle. Je ne suis jamais avancé très loin avec ce projet, essentiellement pour des raisons pratiques, mais je me suis aperçu très vite qu'il y avait aussi une difficulté plus fondamentale. C'est qu'on ne peut pas parler, ni d'une presse française à cette époque, ni d'une presse allemande, si l'on entend par “presse française†ou “presse allemande†des réseaux de périodiques publiées sur le sol d'un seul pays, plus tournés vers les affaires de leur propre pays que les publications imprimées ailleurs, et adressés en premier lieu à des lecteurs dans ce pays. En d'autres termes, la notion de presse nationale, qui constitute le plus souvent le cadre pour les études comparatives, ne correspond aux réalités des deux premières siècles de l'histoire de la presse. Une étude comparée de la presse d'avant 1800 doit être mênée avec pleine conscience des différences entre ce monde et celui des temps plus récents. Mais cela ne veut pas dire que les études comparées englobant la presse de l'ancien régime sont sans intérêt ou impossible à imaginer. En effet, il y a des comparaisons frappantes qu'on peut faire entre le système de presse du dix-huitième siècle et les médias d'aujourd'hui, et on peut se demander si l'ère des systèmes de presse nationaux, caractéristique du dix-neuvième et du vingtième siècle, ne doit pas être vue comme une parenthèse entre deux époques où les systèmes médiatiques n'ont pas coà¯ncidé avec les frontières politiques.

Pourquoi ne peut-on parler des systèmes de presse nationaux au dix-huitième siècle ? Dans le cas allemand, c'est évident : il n'y avait pas d'état national allemand à cette époque. Il y avait certes une presse rédigée et publiée en langue allemand, et en effet il y avait probablement deux fois plus de titres publiés dans le monde allemanophone au cours du dix-huitième siècle qu'il n'y avait en langue française, et un lectorat plus grand parce que l'alphabétisation était plus avancée dans ce monde qu'en France. Les journaux de langue allemand circulaient dans une espace qui débordaient largement les frontières de la Sainte Empire–dans les pays scandinaves, par exemple, dans la Russie et dans l'Europe du sud-est. En même temps, cependant, ils n'avaient pas un monopole de l'information dans les états germaniques, où une bonne partie des lecteurs étaient aussi capables de lire des journaux en français, et parfois aussi en anglais, en néerlandais, en italien et en latin. A cause de la censure, les gens qui voulaient avoir les meilleurs renseignements sur ce qui se passait dans leur coin, surtout en matière de politique, avaient intérêt à lire des journaux publiés souvent très loin de chez eux. La grande gazette d'Hambourg, le Hamburgische Unparteyische Correspondent, était beaucoup plus intéressant à cet égard que les périodiques publiées dans les villes capitaux comme Berlin ou Vienne.

La situation en France était différente, puisqu'il y avait un gouvernement central et un état dont les frontières correspondaient plus ou moins à celles de l'état-nation du dix-neuvième et du vingtième siècle. Mais là aussi le système médiatique n'était pas vraiment ‘nationalisé.' Le français étant à l'époque une langue internationale, il y avait un très fort réseau de publications périodiques imprimées en dehors du royaume de France, et une audience importante dispersée un peu partout dans l'Europe. Au cause de la censure en France, la presse extraterritoriale, qui avait pris naissance avant la presse proprement française–la première gazette de langue française connue a paru à Amsterdam en 1620, onze années avant la création de la Gazette de France–jouait un rôle essentiel, à la fois en dehors de la France mais aussi à l'intérieur du pays. J'ai montré dans la monographie que j'ai consacré il y a quinze ans au journal politique le plus important des dernières décennies de l'ancien régime, la Gazette de Leyde de Jean Luzac, comment une gazette publiée en Hollande est devenu l'équivalent du Monde ou du Figaro d'aujourd'hui, c'est-à -dire la lecture quotidienne essentielle pour toute personne qui s'intéressait à la vie politique du pays. Mais on ne peut pas simplement traiter la Gazette de Leyde comme un élément de la presse française, publiée à l'étranger à cause de la censure : ce journal était en même temps une référence essentielle dans la vie politique de plusieurs autres pays, dont la Pologne, la Suède, et même, pendant la guerre d'indépendance, pour les insurgents américains. La plaque commémorative qui orne la maison de son rédacteur à Leyde aujourd'hui a été donnée par une association américaine. En plus, les concurrents de cette gazette ont été publiés non seulement en Hollande, où il y avait une demi-douzaine de périodiques semblables, et en France, mais aussi en Allemagne, en Suisse, en Angleterre, et en Italie.

La presse de langue française à la fin du dix-huitième siècle était donc tout sauf une presse ‘nationale' dans le sens qu'on comprend ce terme aujourd'hui. On doit comparer la Gazette de Leyde du dix-huitième siècle à l'International Herald Tribune d'aujourd'hui, ou peut-être à CNN. Comme ces entreprises contemporaines, la Gazette de Leyde circulait dans une espace globale–j'ai repéré dans ses archives les traces d'un abonné à Calcutta, et d'autres à Boston et dans les Caraà¯bes–et le journal devait garder l'oeil sur des concurrents en plusieurs langues. On peut certes comparer son contenu avec celui d'autres journaux de son temps, une comparaison que j'ai esquissé dans mon livre : plus libre que les journaux allemands, mieux informé que les gazettes anglaises qui ne s'intéressaient pas autant à l'actualité internationale. Mais une telle comparaison n'est nullement une comparaison entre une presse française, une presse allemand et une presse anglaise. D'une certaine façon, la Gazette de Leyde faisait partie de la presse allemande–les états allemands étaient l'une de ses marchés principales—et même de la presse anglaise puisqu'elle était prisée par les lecteurs d'outre-Manche qui cherchaient l'information la plus compréhensive sur les événements du monde.

Une connaissance de la presse d'ancien régime peut nous aider, donc, à ne pas limiter notre vision de l'étude comparatiste de la presse à des comparaisons définies en termes nationales, et à comprendre l'importance d'une bonne connaissance du contexte historique dans lequel les textes que nous entreprenons de comparer ont été publiés. Nous devons tenir compte du fait que les média émanant de l'intérieur d'un pays ne sont pas forcément les plus importants éléments de son réseau médiatique–un fait frappant de nos jours, si on pense à l'influence de chaînes de télévision diffusées par satellite, Al-Jazeera ou CNN, et à des phénomènes comme la circulation de Time and Newsweek ici et de l'Economist aux Etats-Unis. Nous devons aussi comprendre l'intérêt des études comparatives qui prennent en compte non seulement l'espace mais aussi le temps, comme l'étude sur l'évolution des nouvelles dans la presse allemande au cours de trois siècles publiée par Jà¼rgen Wilke il y a vingt ans. Et, point final, il faut aussi comprendre que les études comparatives de la presse exigent un approche pluridisciplinaire, et que ma discipline, l'histoire, a beaucoup à apporter, même dans le cadre de recherches entreprises par les spécialistes de la communication.

Citer cet article : http://www.histoiredesmedias.com/A-quoi-peut-on-comparer-la-presse.html